Jeff Lemire a plusieurs amours. D’une part, les comics de super-héros, comme le prouvent les Animal Man, Moon Knight ou encore, Thanos. D’autre part, il affectionne les romans graphiques indépendants. On pourrait citer Sweet Tooth, Royal City, Descender et bien d’autres. Si d’ordinaire, l’auteur-dessinateur excelle, et ce quel que soit le récit, certains de ses travaux sont à considérer comme de véritables chefs-d’œuvre. A cet égard, la série Gideon Falls, bien que toujours en cours de publication, présente bien des qualités la rapprochant de ce qu’un amateur de comics pourrait trouver de mieux en matière de suspense, de récit sombre et envoûtant. Dans un tout autre style, Essex County a véritablement fait décoller la carrière de l’artiste, et ce à raison ! Dès lors, avec cette nouvelle parution chez Futuropolis, la question était sur toutes les lèvres : The Nobody parviendrait-il à se glisser parmi les meilleures productions du canadien ?
Dès les premières pages de l’ouvrage, Jeff Lemire nous rappelle qu’il est aux commandes et que c’est bien un pur produit de son imagination. On découvre, une fois encore, une petite bourgade où la communauté rurale qui y vit parle beaucoup. Autant dire que les rumeurs et autres secrets s’y propagent très vite. Logique quand on y pense puisque tout le monde, ou presque, se connaît… Alors, quand arrive en « ville » un inconnu et que celui-ci est recouvert de bandages de la tête aux pieds, autant dire que le silence n’a plus sa place parmi les villageois.
Cet inconnu se fait appeler John Griffen, un homme au passé obscur pour lequel Lemire nous gratifie d’indices et de révélations au fil des pages. A peine arrivé, Griffen se barricade dans sa chambre de motel et n’en sort que lorsqu’il a faim. D’ailleurs, c’est dans un petit restaurant qu’il rencontrera sa seule et unique amie.
A partir de là, on découvre le quotidien d’un homme qui cache bien des secrets et, comme à son habitude, Lemire n’a pas son pareil pour évoquer de simples moments de vie. Que l’on ait affaire à des discussions de comptoir ou à une scène forte en révélations, l’artiste réussit à nous immerger dans son récit avec une facilité déconcertante. On tourne alors les pages dans l’espoir d’en apprendre plus sur ce bien étrange personnage. Mais pas seulement ! En effet, les autres habitants de la ville présentent tous leurs spécificités et façons de penser. Entre ceux qui se méfient de l’inconnu au point de vouloir envoyer la police, sans véritable motif, chez John Griffen et d’autres, plus conciliants, qui doivent jongler entre leur vie professionnelle et familiale, Lemire nous dresse un tableau réaliste pour lequel il est aisé de succomber.
Cette revisite de l’homme invisible par Jeff Lemire est l’une des sorties à ne pas rater en cette période de déconfinement. Evidemment, les lecteurs qui ne connaissent pas les travaux du dessinateur pourraient être rebutés par l’absence de couleurs (seules les tons blancs, noirs et bleus sont à l’ordre du jour). D’autres pourraient trouver à redire quant au style graphique particulier et propre à Lemire. Pourtant, The Nobody mérite que l’on s’y attarde pour les nombreuses raisons citées tout au long de cet article. Que vous commenciez ou non avec cet ouvrage votre incursion dans l’œuvre de Lemire, The Nobody ne vous laissera pas indemne. Grâce à une narration qui n’a plus de secret pour l’auteur et une fin emplie d’émotions, ce comic-book aura vite fait de se frayer un chemin jusqu’à une place de choix sur vos étagères.
Note : 9/10
R.L.